Le TF prend au sérieux les injures homophobes

Un employé de restaurant de Genève, qui ne cachait pas son homosexualité, était la cible de moqueries. Il avait été traité de « folle ». De plus, un collègue avait menacé de le « butter ». Une plainte pénale avait débouché, devant les autorités genevoises, à un non-lieu. Elles considéraient que ces faits n’étaient pas graves et avaient plutôt un caractère de plaisanteries, certes de mauvais goût, mais ne justifiant pas une sanction pénale. L’employé fit recours jusqu’au Tribunal fédéral (TF), pour demander qu’au moins au stade de l’enquête, les autorités pénales genevoises donnent suite à son affaire.

Le TF relève que le Parlement vient d’adopter une extension de la norme pénale (art. 261 bis) dite « antiraciste » (on pourrait aussi dire « anti-discriminations »), qui est toutefois encore soumise à référendum et qui n’est donc pas encore en vigueur. Néanmoins, le droit suisse actuel dispose déjà de certains moyens, au pénal et au civil (réprimant les injures et protégeant la personnalité). De plus, la Convention européenne des droits de l’homme, soigneusement analysée par le TF, protège également les victimes.Il vaut la peine de citer ici une partie de l’analyse faite par le TF :

Il vaut la peine de citer ici une partie de l’analyse faite par le TF :

« 3.1.1. Selon la jurisprudence de la CourEDH, lorsqu’elles enquêtent sur des incidents violents, les autorités de l’État ont l’obligation, au regard de l’art. 3 CEDH, de prendre toutes les mesures raisonnables pour déterminer s’il existait un mobile raciste et si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont pu jouer aussi un rôle dans les événements (arrêts de la CourEDH  R. B. c. Hongrie du 12 avril 2016 [requête n° 64602/12], § 83;  Abdu c. Bulgarie du 11 mars 2014 [requête n° 26827/08], § 44). Un traitement qui n’est pas suffisamment grave pour relever de l’art. 3 CEDH peut néanmoins nuire à l’intégrité physique et morale du requérant au point d’enfreindre l’art. 8 CEDH sous son volet relatif à la vie privée (arrêts de la CourEDH  Khan c. Allemagne du 23 avril 2015 [requête n° 38030/12], § 35;  Costello-Roberts c. Royaume-Uni du 25 mars 1993, § 36, série A no 247-C). La CourEDH a ainsi jugé que lorsqu’une personne soutient de manière défendable qu’elle a subi un harcèlement à caractère raciste, notamment des insultes et des menaces physiques, les États se doivent, en vertu de l’art. 8 CEDH, de prendre toutes les mesures raisonnables pour déterminer s’il existait un mobile raciste et si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique avaient pu jouer aussi un rôle dans les événements, cela même lorsque le traitement n’atteint pas le degré de gravité requis par l’art. 3 CEDH (arrêt de la CourEDH  R.B. c. Hongrie précité, §§ 83-84).  
Selon l’art. 14 CEDH,  » [l]a jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation « . Selon la jurisprudence de la CourEDH, l’orientation sexuelle relève de la protection de l’article 14 (arrêt de la CourEDH  X c. Turquie [requête n°24626/09 du 9 octobre 2012], § 57; parmi d’autres affaires;  Kozak c. Pologne du 2 mars 2010 [requête n° 13102/02], § 83,  Alekseyev c. Russie du 21 octobre 2010 [requêtes n° 4916/07, 25924/08 et 14599/09], § 108). Insulter ou ridiculiser une personne en raison de son orientation sexuelle constitue une discrimination aussi grave que celles fondées sur la race, l’origine ou la couleur (arrêt de la CourEDH  Vedjeland et autre c. Suède du 9 février 2012 [requête n°1813/07], § 55; parmi d’autres affaires:  Smith et Grady c. Royaume-Uni [requêtes n° 33985/96 et 33986/96], § 97, ECHR 1999-VI). 
3.1.2. En droit interne, l’extension de la norme antiraciste de l’art. 261bis CP aux discriminations fondées sur l’orientation sexuelle, adoptée par le Parlement le 14 décembre 2018, traduit la volonté de réprimer de la même manière les actes discriminatoires fondés sur l’appartenance raciale, ethnique ou religieuse, et ceux fondés sur l’orientation sexuelle (modification du Code pénal du 14 décembre 2018, FF 2018 7867). Un référendum est pendant.  
Au regard de la législation en vigueur, les expressions, gestes ou images dépréciatifs portant sur l’orientation sexuelle peuvent être constitutifs d’injure (art. 177 CP), dans la mesure où ils expriment le mépris (cf. Alexandre Curchod, Droit pénal, in Droit LGBT, 2ème éd., 2015, p. 664 s.; voir aussi les arrêts de la Chambre pénale d’appel et de révision de la Cour de justice du canton de Genève n° AARP/192/2018 du 12 juin 2018 consid. 2.2.1 et de la Cour d’appel pénal du Tribunal cantonal de Fribourg n° 501 2017 177 du 24 septembre 2018 consid. 3.1 et les références citées, à teneur desquelles le terme  » pédé  » constitue une injure formelle). L’infraction d’injure est en effet réalisée notamment lorsque l’auteur a, en une forme répréhensible, témoigné de son mépris à l’égard de la personne visée et l’a attaquée dans le sentiment qu’elle a de sa propre dignité (arrêts 6B_938/2017 du 2 juillet 2018 consid. 5.1; 6B_557/2013 du 12 septembre 2013, consid. 1.1 et les références citées, in SJ 2014 I 293). Par ailleurs, celui qui aura volontairement fait redouter à sa victime la survenance d’un préjudice réalise l’infraction de menace au sens de l’art. 180 CP (ATF 122 IV 97 consid. 2b p. 100). Enfin, le droit suisse réprime la contrainte par  » stalking  » (art. 181 CP), soit la persécution obsessionnelle d’une personne durant une période prolongée (ATF 141 IV 437 consid. 3p. 438 s.; 129 IV 262 consid. 2 p. 263 s.). « 
À cela s’ajoute le principe « in dubio pro duriore », signifiant que, dans le doute, une affaire pénale ne doit pas être clôturée par un non-lieu déjà au stade de l’enquête.
Le recours est donc admis est la cause est renvoyée aux autorités pénales genevoises en vue de la poursuite du cas.
ATF 6B_673/2012 du 31.10.2019

 

Notre commentaire :

Cet arrêt montre une fois de plus l’importance de la Convention européenne des droits de l’homme pour le droit suisse. La modification de l’article 261 bis du code pénal n’en demeure pas moins nécessaire, car cette Convention européenne doit être précisée en droit interne suisse. Il ne faudrait cependant pas que les adversaires de cette modification, qui ont lancé le référendum, justifient celui-ci par le présent arrêt, en disant qu’il montre précisément l’inutilité de ce nouveau texte. Cette argumentation est fallacieuse, puisque, précisément,  le droit européen doit être traduit et concrétisé en normes de droit interne suisse. De plus il ne faut pas oublier que le présent arrêt ne tranche pas le fond, mais uniquement une question de procédure (poursuite ou non de l’enquête).

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