Gestion de fortune : ce que doit prouver le client …

En 2009, un riche hôtelier turc dépose plus de 7 millions de dollars auprès d’une banque à Genève. Il signe un mandat de gestion. Le 21 janvier 2014, il reçoit un document — faux — de la banque montrant que sa fortune s’est accrue à plus de 8 millions de dollars. Douche froide la semaine suivante : il n’a plus que 1.8 millions de dollars !

La responsable de cette perte était apparemment une employée de la banque, qui n’avait pas suivi les instructions du déposant. L’hôtelier réclame à la banque, auprès du tribunal zurichois compétent, des dommages et intérêts pour plus de 6.3 millions de dollars. Il obtient un jugement lui octroyant 5.6 millions de dollars, perte estimée en application de l’art. 42 al. 2 CO sur l’ensemble du portefeuille. La banque recourt au Tribunal fédéral (TF).

Cette autorité rappelle comment il faut traiter juridiquement les contrats de gestion. Si le client subit une perte dont il entend rendre le gestionnaire responsable, il peut faire valoir soit une gestion imprudente, soit le non-respect d’une stratégie de placement (supposée relativement prudente) définie par le client.

Mais le TF fait avant tout une distinction entre un mandat portant sur la totalité du portefeuille et divers mandats portant sur des postes bien définis du portefeuille (« einzelne Anlagen », cons. 2.2.2. de l’arrêt). Le tribunal zurichois s’est basé simplement sur la différence entre les valeurs du portefeuille au départ et à l’arrivée. Il a appliqué l’art. 42 al. 2 CO qui indique : « Lorsque le montant exact du dommage ne peut être établi, le juge le détermine équitablement en considération du cours ordinaire des choses et des mesures prises par la partie lésée ». Ce tribunal a considéré qu’au vu du nombre des postes et de la durée du mandat, il n’était plus guère possible de détailler les pertes pour chacun des postes ; cela ne pouvait être exigé du lésé (« unzumutbar »).

Le TF ne partage pas cet avis. Il aurait été possible, dans ce cas particulier, de calculer les pertes pour chacun des éléments du portefeuille. En effet, le nombre des opérations incriminées effectuées par le gestionnaire n’était que de 16 et on ne voit pas ce qui aurait empêché le demandeur de faire porter sa critique sur chacune de ces 16 opérations. Par conséquent, il admet le recours et rejette l’action. L’hôtelier turc perd non seulement une bonne partie de sa fortune, mais également les frais et dépens de la justice cantonale, ainsi que ceux du TF par Fr. 57’000.-

ATF 4A_586/2017 du 16 avril 2018, destiné à publication

Notre commentaire :

Cet arrêt — qui se révèle désastreux pour l’investisseur turc — peut paraître extrêmement rigoureux en tant qu’il refuse, d’une manière générale, le recours à l’art. 42 al. 2 CO pratiquement chaque fois qu’il est possible de prouver les divers postes d’un dommage. Pour le TF, cette disposition ne doit pas devenir un « oreiller de paresse » pour les justiciables, et en particulier pour leurs avocats. Cela signifie, concrètement, que le lésé ne doit pas hésiter à solliciter en justice des expertises détaillées, même si les frais qu’il doit avancer pour de telles expertises sont très élevés. Reste évidemment une question importante : ce justiciable malheureux peut-il rendre son avocat responsable du procès perdu ? Pourra-t-il lui reprocher de ne pas lui avoir conseillé de telles expertises ? Cela ne nous paraît pas exclu d’emblée, tout en rappelant qu’un avocat ne garantit jamais un résultat, mais simplement une activité soigneuse sous l’angle des exigences professionnelles.

 

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