Détectives d’assurance : comment contourner Strasbourg…

On rappelle tout d’abord que dans un arrêt pas si vieux, 8C_272/2011 du 11 novembre 2011, publié sous 137 I 327, le TF a jugé que les dispositions légales suisses, notamment l’article 59 alinéa 5 LAI, constituent des bases légales suffisantes pour l’observation par un détective privé dans un domaine privé librement visible sans autre par chacun (in casu : un balcon), lorsque que cette observation est objectivement commandée par les circonstances et que les enregistrements montrent que la personne peut effectuer ses travaux (ici : du ménage). L’article 179 quater du Code pénal et respecté.

Cependant, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré qu’il manquait en Suisse une base légale suffisante pour de telles observations (arrêt Vukota-Bojic contre Suisse du 18 octobre 2016, 61838/10).

Suite à cet arrêt, le TF considère — à notre avis logiquement — que sa jurisprudence 137 I 327 n’est plus valable.

Cela signifie-t-il pour autant que les assurés peuvent désormais contester toutes les observations par détectives ?

Tel n’est pas le cas, car le TF vient de rendre diverses jurisprudences qui, finalement, aboutissent à valider la plupart des observations faites par des détectives.

Dans un arrêt 9C_806/2016 du 14 juillet 2017, destiné à publication, trois Chambres du Tribunal fédéral se sont concertées et ont répondu par l’affirmative aux deux questions ci-après :

  1.       L’arrêt de la Cour EDH 61838/10 du 18 janvier 2017 vaut-il également en assurance invalidité, en ce sens qu’une observation faite par l’office AI est dépourvue d’une base légale et viole ainsi l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que l’article 13 de la Constitution ?
  2.      La documentation ainsi obtenue de manière illicite, quoique sur le domaine public,  est-elle néanmoins exploitable, pour autant que l’on procède à une pesée d’intérêts entre les intérêts privés et les intérêts publics ? 

Le TF considère donc qu’au  vu de l’arrêt  Vukota, l’article 59 alinéa 5 LAI ne constitue pas une base suffisante. En AI, la situation n’est pas différente de celle qui prévaut en assurance accidents. La 1ère question appelle une réponse affirmative.  L’arrêt 137 I 327 n’est donc plus valable.

S’agissant toutefois de l’autre question, celle de l’exploitabilité des preuves ainsi obtenues, le TF considère que l’observation n’a pas été très intensive. Au regard de l’intérêt public jugé important et prédominant, consistant à lutter contre les abus des assurés (8C_239/2008 du 17.12.2009), ces preuves sont dès lors exploitables, d’autant que le recourant n’a pas invoqué la Convention (règle du procès équitable, article 6 § 1 CEDH).

Dans un autre arrêt, 8C_735/2016 du 27 juillet 2017, le TF a admis que l’observation a été effectuée en violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 13 de la Constitution (protection de la vie de famille). Toutefois, il relève que l’assurée a pu prendre position sur le résultat de celle-ci, qui était tout à fait conclusive quant à l’absence d’incapacité de l’assurée et qui ne constituait qu’une intervention minime dans les droits de la personnalité de celle-ci.

Plus récemment encore (ATF 8C_147/2017 du 2 août 2017), le TF confirme qu’une observation illégale peut néanmoins être exploitable (par l’assureur) , au vu des travaux législatifs en cours ( Note PN : dont on ignore toutefois s’ils aboutiront,  vu les possibilités de référendum et comment ) à la suite de l’arrêt Vukota.

Enfin, le TF a jugé qu’une observation en droit privé (LCA) n’est pas touchée par l’arrêt Vukota  (ATF 4A_110/2017 du 27.7.2017).

Notre commentaire :

Nous estimons que le TF refuse pratiquement d’appliquer la jurisprudence Vukota, grâce au critère de la « pesée d’intérêts » qu’il utilise. En effet, cet argument permettra toujours de dire que l’intérêt public prévaut sur l’intérêt privé. Certes, la Cour européenne avait eu l’occasion, dans la fameuse affaire Schenk contre Suisse (écoutes téléphoniques, Req. 10862/84, Cour plénière 15 juillet 1988, Recueil Série A), de juger qu’un intérêt public très grand et évident (en l’occurrence éclaircir les circonstances d’une tentative d’assassinat) pouvait justifier la prise en compte de preuves obtenues illicitement . Mais nous doutons, au vu de l’arrêt Vukota, que cela vaille également en cas de soupçons de fraude à l’assurance, si importante que soit la lutte contre de tels abus. Le critère de l’exploitabilité des preuves obtenues par observation ne nous paraît précisément pas… exploitable, dans la mesure où il équivaut à rendre pratiquement lettre morte les exigences de la Cour de Strasbourg. Ces exigences ont certes été prises au sérieux par le législateur, qui travaille à une modification de la loi.  Cependant, cela  n’est pas nécessaire à notre sens, au regard des dispositions du Code pénal  (art. 148a réprimant l’obtention frauduleuse de prestations d’assurance sociale), qui offre plus de garanties de procédure. En effet, c’est le juge (et non l’assureur) qui peut ordonner une observation en cas de soupçon de fraude à l’assurance, lequel juge fixe alors les critères de ladite observation,  l’assuré bénéficiant ainsi des garanties qu’offre la procédure pénale.

Il serait à notre avis judicieux et utile que Strasbourg puisse à nouveau se pencher sur la question, au vu de cette jurisprudence fédérale. Mais cela prendra des années…

 

 

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