Travailleuses et travailleurs à temps partiel : un arrêt très important du Tribunal cantonal de Saint-Gall, à l’encontre de la jurisprudence du TF

 

Tribunal des assurances Saint-Gall, arrêt du 24 mai 2016, IV 2014/125, aimablement communiqué par Maître Adrian Zogg 

L’arrêt porte sur des questions de principe fondamentales. Il s’agit de savoir si et quand la méthode mixte d’évaluation de l’invalidité  –  consistant à déterminer une répartition entre l’activité professionnelle et le ménage, puis à étudier les empêchements dans chacun de ces 2 domaines, pour aboutir par leur pondération à un taux global d’invalidité  – est ou non conforme à la loi.

Le TF a affirmé à plusieurs reprises cette conformité. Mais, de son côté, la Cour européenne des droits de l’homme, par un tout récent arrêt Di Trizio rendu  le 2.2.216 (7186/09) contre la Suisse par la Petite Chambre — donc encore susceptible de recours auprès de la Grande Chambre — a constaté que cette « méthode mixte » désavantage en général les femmes et constitue ainsi une discrimination indirecte à raison du sexe, violant l’article 14 CEDH, en liaison avec la disposition protégeant la vie de famille (Art. 8 CEDH).

Voici une traduction, résumée et adaptée, de cet arrêt :

Madame X, gravement atteinte dans sa santé, indique dans le questionnaire ad hoc que si elle était en bonne santé et compte tenu de l’âge de sa fille, elle travaillerait de 40 à 50 %.

L’office AI estime de son côté que si elle était en bonne santé, Madame X travaillerait à 100 %, mais seulement une fois que sa fille aura 3 ans (car elle peut alors être placée en crèche). Jusque-là, Madame X est uniquement occupée au ménage et à l’éducation de sa fille, domaines dans lesquels elle n’est pas handicapée. En revanche, au-delà de l’âge de 3 ans de sa fille, une occupation professionnelle à 100 % est exigible et, à partir de ce moment-là, il y a bien un handicap professionnel justifiant une rente entière.

Madame X s’élève contre le fait qu’une rente lui est refusée pour les 3 premières années de vie de sa fille. Autrement dit, elle veut que le point de départ de la rente soit avancé.

Ce litige sur le point de départ la rente donne au Tribunal des assurances de Saint-Gall l’occasion d’analyser en détail le bien-fondé de la « méthode mixte ».

La Cour cantonale rappelle tout d’abord la définition de l’incapacité de gain dans l’article 7 LPGA :

« Est réputée incapacité de gain toute diminution de l’ensemble ou d’une partie des possibilités de gain de l’assuré sur un marché du travail équilibré dans son domaine d’activité, si cette diminution résulte d’une atteinte à sa santé physique, mentale ou psychique et qu’elle persiste après les traitements et les mesures de réadaptation exigibles.

Seules les conséquences de l’atteinte à la santé sont prises en compte pour juger de la présence d’une incapacité de gain. De plus, il n’y a incapacité de gain que si celle-ci n’est pas objectivement surmontable ».

La définition de l’invalidité est la même, avec simplement l’exigence supplémentaire que cette incapacité de gain soit « présumée permanente ou de longue durée » (article 8 alinéa 1 LPGA.)

Le fondement de la méthode mixte, pour les assurés majeurs, se trouve à l’article 8 al. 3 LPGA, en liaison avec l’article 5 alinéas LAI :

Art. 8 alinéa 3 LPGA : « Les assurés majeurs qui n’exerçaient pas d’activité lucrative avant d’être atteints dans leur santé physique, mentale ou psychique et dont il ne peut être exigé qu’ils en exercent une sont réputés invalides si l’atteinte les empêche d’accomplir leurs travaux habituels ».

Art. 5 alinéas 1 LAI: « L’invalidité des assurés âgés de 20 ans ou plus qui n’exerçaient pas d’activité lucrative avant d’être atteints dans leur santé physique, mentale ou psychique et dont on ne saurait exiger qu’ils exercent une telle activité est déterminée selon l’article 8 alinéa 3 LPGA ». 

Il s’agit clairement d’une dérogation à l’article 16 LPGA, lequel est applicable aux assurés actifs professionnellement et qui exige une comparaison des revenus, cela en prenant en compte un marché du travail supposé équilibré.

L’article 28 LAI distingue entre les assurés selon leur activité professionnelle. L’alinéa 1 traite des assurés actifs professionnellement ; et ne pose pas de problème particulier.

Pour les assurés non actifs professionnellement, l’al. 2 dispose :

« L’invalidité de l’assuré qui n’exerce pas d’activité lucrative et dont on ne peut raisonnablement exiger qu’il en entreprenne une est évaluée, en dérogation à l’article 16 LPGA, en fonction de son incapacité à accomplir ses travaux habituels. »

Pour les assurés qui exercent une activité professionnelle à temps partiel, l’al. 3 indique :

« Lorsque l’assuré exerce une activité lucrative à temps partiel ou travaille sans être rémunéré dans l’entreprise de son conjoint, l’invalidité pour cette activité est évaluée selon l’article 16 LPGA. S’il accomplit ses travaux habituels, l’invalidité est fixée selon l’al. 2 pour cette activité-là. Dans ce cas, les parts respectives de l’activité lucrative ou du travail dans l’entreprise du conjoint et de l’accomplissement des travaux habituels sont déterminées ; le taux d’invalidité est calculé dans les deux domaines d’activité. »

En l’espèce, il faut dans un premier temps déterminer le statut de la recourante. Selon l’office AI, il faut prendre en compte 3 périodes différentes :

•    entre la naissance de la fille en 2007 et l’âge de 3 ans de celle-ci en 2010 : aucune activité professionnelle

•    activité à mi-temps dès 2010 jusqu’à l’entrée de la fille à la crèche en août 2012

•    pleine activité professionnelle dès août 2012.

On est ici en présence d’un cas d’école démontrant le caractère discriminatoire de la jurisprudence du Tribunal fédéral 133 V 507 : le changement de statut découle uniquement de la naissance de l’enfant.

La Cour de céans appréciera la prétention litigieuse de manière conforme aux droits constitutionnels fondamentaux.

(Suit un résumé de l’arrêt Di Trizio contre Suisse du 2 février 2016, non encore exécutoire, où on lit notamment : « le refus de lui reconnaître le droit la rente a pour fondement l’indication, par la requérante, de sa volonté de réduire son activité rémunérée pour s’occuper de son ménage et de ses enfants. De fait, pour la grande majorité des femmes souhaitant travailler à temps partiel à la suite de la naissance des enfants, la méthode mixte s’avère discriminatoire »)

Le tribunal considère comme fait notoire que ce sont dans une large majorité les femmes qui sont touchées par cette méthode.

L’assurance invalidité est une assurance populaire qui englobe tant les personnes actives que les personnes non actives. Le « bien assuré » est fondamentalement la capacité de gain. C’est la perte de cette capacité de gain qui constitue le dommage déterminant. Chaque personne a un certain potentiel économique, indépendamment du fait qu’elle a exercé ou non une activité professionnelle. Même si une personne entièrement ou partiellement invalide n’exerce pas ou plus d’activité professionnelle, et qu’elle n’en exercerait non plus aucune si elle était en parfaite santé, elle subit néanmoins une atteinte à sa capacité de gain. Elle ne peut plus augmenter — même si elle souhaiterait le faire — son revenu ni étendre son activité. C’est ce dommage qui constitue l’incapacité de gain. Le revenu effectif sert uniquement à déterminer le montant de la rente (Note du réd. : le tribunal fait ici une référence très parlante au mécanisme de l’assurance accidents).

Il résulte clairement des travaux préparatoires de la Loi sur l’assurance invalidité que le législateur a volontairement exclu que la situation financière de la personne invalide puisse jouer un rôle. Il n’est pas nécessaire que cette personne soit tributaire d’un revenu de travail.

La réglementation légale prévoit certes une exception en faveur des personnes travaillant exclusivement au ménage, mais à la double condition qu’elles n’aient pas été actives professionnellement avant la survenance de l’invalidité et qu’on ne puisse exiger d’elles une activité lucrative. Ces exceptions étaient fondées sur les conceptions traditionnelles de la famille. Elles valent toutefois également pour les nonnes et les moines, dont on ne saurait exiger une activité lucrative, faute de marché du travail.

Nous avons a plusieurs fois critiqué la jurisprudence du Tribunal fédéral sur la notion d’invalidité, dans la mesure où cette jurisprudence se fonde uniquement sur ce que ferait la personne si elle n’était pas invalide (ATF 125 V 150 et 133 V 504). Cette jurisprudence est incompatible avec les travaux législatifs clairs. La jurisprudence 133 V 504 est en opposition frontale aux exigences d’une étude du Fonds national de la recherche au sujet de la « fixation des rôles dans l’assurance invalidité » (suivent les références).

Tout récemment encore, la 2e Cour de droit social du Tribunal fédéral a confirmé qu’une personne qui travaille par choix à temps partiel renonce volontairement à une partie du revenu qu’elle pourrait obtenir si elle était en parfaite santé et que cette partie-là de sa capacité de gain ne serait pas assurée (9C 178/2015 du 4 mai 2016, considérant 7.1, arrêt destiné à publication). Cette conception du dommage est diamétralement opposée à la volonté du législateur et à la conception fondamentale d’une assurance populaire.

De plus, il ne faut pas oublier le lien étroit qui existe entre l’assurance-invalidité et l’assurance-vieillesse. Dans cette dernière, l’utilisation ou non d’une capacité de gain ne joue aucun rôle. On peut même dire que d’un certain côté la vieillesse et la cause la plus fréquente de l’incapacité de gain. Le fait qu’on soit rentier ou qu’on bénéficie de revenus du capital ne joue aucun rôle.

Si on suivait l’optique du Tribunal fédéral, cela équivaudrait à transformer l’assurance-invalidité en une assurance couvrant exclusivement les actifs et les « pures ménagères » (alors que cette assurance est également financée par les revenus des personnes inactives). De surcroît, le TF, dans son arrêt 9C_178/2015 se met en contradiction avec sa propre jurisprudence 9C_9/2013 du 27 février 2013, confirmé dans 9C_36/2013 du 21 juin 2013, considérant 4.2 et 9C_4 157/2013 du 26 décembre 2013 considérant 7.3 : même les personnes vivant exclusivement d’un revenu de leur capital ou qui sont en retraite anticipée bénéficient de la méthode de la comparaison des revenus.

En outre, comme indiqué ci-dessus, il faut suivre l’arrêt Di Trizio afin d’éviter une discrimination liée au sexe. De lege ferenda, il est indiqué d’adopter la même notion de dommage dans l’assurance invalidité et dans l’assurance vieillesse, soit la perte de la capacité de gain selon l’article 7 alinéa 1 LPGA, ce qui est la seule manière d’éviter des discriminations à raison du sexe, de l’organisation de vie, des convictions religieuses ou philosophiques etc.

Les articles 8 alinéa 3 LPGA, 28a alinéas 2 et 3 LAI ainsi que les dispositions correspondantes d’exécution doivent être purement et simplement biffés.

Notre commentaire :

Cet arrêt courageux, qui ose « retourner aux sources », refuse explicitement d’appliquer la jurisprudence du Tribunal fédéral. Il s’inspire des considérations liées à la non-discrimination des femmes (article 14 CEDH) et à la garantie de la vie de famille (article 8 CEDH). Il rappelle une notion — oubliée par le TF — du « bien assuré » dans l’assurance invalidité comme dans l’assurance vieillesse. Ce bien est exclusivement la capacité de gain. Ce n’est pas la perte d’un revenu effectif. Peu importe que cette capacité de gain soit utilisée ou non, et peu importent les motifs de cette utilisation ou non-utilisation.

Bien entendu, un tel arrêt suscite immédiatement la question suivante : que fera le TF en cas de recours ? Va-t-il refuser — contrairement à la Constitution — d’appliquer le droit fédéral existant ? Autrement dit : va-t-il considérer que les dispositions légales dont la Cour cantonale de Saint-Gall réclame l’abrogation pure et simple deviennent lettre morte ?

Dans son arrêt publié 142 II 35 du 26 novembre 2015, relatif à la prééminence du droit international sur le droit suisse, le TF a jugé clairement, dans le cas de l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP), le droit international l’emporte sur le droit suisse, et cela — en tout cas s’agissant d’une convention internationale qui lie la Suisse — en application de l’article 27 de la Convention de Vienne du 23 mai 1269 sur le droit des traités (RS 0.111).

Le TF dit clairement (nous pensons nécessaire de traduire entièrement le passage déterminant) :

« Le Tribunal fédéral ne s’écarte pas sans raisons objectives des notions communément reçues dans le cadre de l’acquis communautaire, pour ce qui est de la libre circulation des personnes.

En accord avec l’article 27 de la Convention de Vienne, les normes de droit international contraires à une règle nationale l’emportent sur celle-ci, lors de l’application du droit (ATF 139 I 16 considérant 5.1 ; ATF 138 II 524 considérant 5.1 avec renvois). Ce principe connaît toutefois une exception, mais seulement lorsque le législateur décide volontairement de s’écarter d’un engagement international et qu’il entend ainsi, consciemment, en porter la responsabilité politique (ATF 99 Id 39 considérant 3 et 4, « arrêt Schubert » ; 138 II 524 considérant 5. 3. 2. Cette exception ne s’applique cependant pas en matière de droits de l’homme (ATF 125 II 417 considérant 4 des, affaire PKK ; ATF 139 V 16 considérant 5. 1 ; en pareil cas, la norme de droit international l’emporte sur le droit national même si le législateur Suisse a voulu violer ce droit international. S’agissant également de l’Accord sur la libre circulation, le Tribunal fédéral a décidé que c’est consciemment qu’on a voulu attribuer à cet accord un rang prépondérant par rapport au droit national. Le TF a motivé son opinion par le fait que l’Accord de libre circulation a été adopté de manière démocratique, lors d’une votation populaire, que les personnes auxquelles cet accord est applicable ont droit à une protection judiciaire, qui resterait lettre morte si les tribunaux devaient appliquer le droit national contraire audits accord et enfin que les membres de l’Union européenne de leur côté sont tenus d’accorder à l’ALCP la prééminence sur leur droit national (ATF 133 V 367 considérant 11. 4). L’exception mentionnée plus haut, soit la pratique « Schubert », ne vaut pas dans les relations entre la Suisse et l’Union européenne en matière de libre circulation, parce qu’il s’agit de la réalisation des libertés fondamentales pour obtenir un rapprochement (« Angleichung ») des ordres juridiques (participation sectorielle au marché intérieur), rapprochement qui, pour les Etats de l’Union européenne, est directement applicable (suivent des références notamment à des arrêts de la Cour européenne de justice). C’est d’ailleurs l’article 121a Cst lui-même qui justifie cette manière de concevoir les relations entre les engagements internationaux et le droit national divergent, lorsque d’une part il interdit de conclure des traités qui lui seraient contraires et d’autre part il exige de renégocier les traités existants… ».

Au vu de cet arrêt, on peut effectivement considérer la méthode mixte, contraire à la volonté du législateur, à la CEDH et donc à un traité librement signé par la Suisse depuis de nombreuses décennies, traité de surcroît lui-même soumis à la Convention de Vienne, également librement signée par la Suisse, comme cliniquement morte. Il reste à dresser son acte de décès…

Note du 6.7.2016 : Le TF ne s’est pas posé la question du « bien assuré » (perte effective ou déjà incapacité de gain, s’agissant d’une personne non active professionnellement ?) dans son tout récent ATF 8C_91/2016 du 13.6.2016. Il a considéré qu’une ménagère n’avait pas droit à 1/4 de rente du fait que des proches pouvaient l’aider… La question fondamentale posée par le TC SG n’avait cependant – apparemment – pas été plaidée devant lui…

Par ailleurs, le TF vient de rendre un arrêt 9C_178/2015 du 4 mai 2016, destiné à publication, portant sur le cas d’une femme assurée qui, en bonne santé, aurait travaillé à 60 % seulement par convenance personnelle, c’est-à-dire pour avoir davantage de temps libre, mais sans avoir une activité ménagère (?). Dans cet arrêt, il laisse certes expressément ouverte la question de savoir si la méthode mixte va pouvoir subsister au regard de l’arrêt  Di Trizio, contre lequel la Suisse aurait fait recours (cons. 4 in fine). Le TF juge toutefois que si cette femme perd la totalité de sa capacité professionnelle, elle est invalide à 60 % et non à 100 % comme l’avait jugé le tribunal cantonal. En effet, il faut, dans ce cas, ne prendre en considération que les 60 % professionnels et ne pas s’occuper des 40 % de « temps libre ». Selon le TF, la tranche de « temps libre » de 40 % n’est pas assurée en AI. (Note PN : cela va bien évidemment à l’encontre de ce que dit le TC de Saint-Gall, d’autant que le TF précise (cons. 7) sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle c’est uniquement la perte de gain effective et non la capacité de gain qui est assurée par l’AI. Et pourtant les deux autorités judiciaires disent cela en se basant sur le même Message du Conseil fédéral de 1958…).

 

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