Soupçons de corruption de juges étrangers : cela suffit-il à empêcher l’exécution on Suisse ?

Une compagnie d’assurances dont le siège est à Moscou a conclu avec une société russe un contrat d’assurance pour le cas où un accident atteindrait une centrale hydraulique construite en Russie. Cette compagnie d’assurances russes est réassurée par une compagnie suisse à Zurich.

Le 17 août 2009, un accident survint, entraînant la mort de 75 personnes et un dommage matériel considérable. L’assureur russe paya les montants convenus, puis se retourna devant un tribunal de commerce de Moscou contre le réassureur suisse. Il n’était pas contesté que les tribunaux russes soient compétents.

Cet assureur russe gagna son procès devant les quatre instances successives russes. Il demanda ensuite l’exécution, en Suisse, du jugement russe de dernière instance.

Le tribunal de district de Zurich ainsi que le tribunal cantonal donnèrent  raison à cet assureur et déclarèrent ainsi exécutoire en Suisse le dernier jugement russe. Le réassureur suisse fait recours auprès du Tribunal fédéral.

 

Cette autorité rappelle tout d’abord qu’elle ne corrige un jugement cantonal que si celui-ci a procédé de manière arbitraire quant à l’état de fait (appréciation arbitraire des preuves). Pour le surplus, le TF applique le droit d’office.

L’article 25 de la loi sur le droit international privé (LDIP) pose trois conditions pour qu’une décision judiciaire étrangère soit reconnue en Suisse :

•    Il faut que la compétence des autorités judiciaires étrangères ait été donnée

•    Il faut que la décision ne soit plus susceptible de recours ordinaires ou qu’elle soit définitive

•    Il faut que la décision étrangère ne soit pas manifestement contraire à l’ordre public, au sens de l’article 27 de cette même loi, voulant notamment que certaines règles procédurales aient été respectées à l’étranger, p.ex. concernant la citation régulière des parties, que la procédure ait été équitable et que le litige n’est pas déjà été tranché ni ouvert en Suisse.

Les deux instances suisses chargées d’examiner si les arrêts russes étaient exécutoires dans notre pays devaient avant tout se pencher sur le grief de « corruption » des juges russes. Le tribunal cantonal zurichois avait considéré que le grief de corruption était soulevé de manière tardive : il aurait fallu l’invoquer en Russie.

Le Tribunal fédéral rappelle lui aussi que la doctrine relative aux textes internationaux applicables indique que pour refuser l’exécution d’un jugement étranger affecté d’un vice, il faut avoir au préalable, à l’étranger, soulevé ce vice. Si on a omis cela, on ne peut plus le faire valoir en Suisse. Cette manière de voir s’est heurtée à des critiques : il est toujours délicat de dire à des juges étrangers : «  vous êtes corrompus ». Cela vaut d’ailleurs aussi pour d’autres griefs de violation de l’ordre public. Donc en principe une partie devrait pouvoir attendre la fin de la procédure étrangère pour faire valoir en Suisse, au moment de l’exécution, que le jugement étranger viole l’ordre public.

En l’espèce toutefois, il aurait apparemment été possible, selon  le Tribunal fédéral, de protester, en instance de recours russe, contre l’amitié qui paraissait exister entre le juge de première instance et la compagnie d’assurances russes. Ce ne sont que des indices vagues de corruption. La compagnie d’assurances ne peut guère plaider que tous les tribunaux russes sont corrompus, à partir du moment où elle a elle-même admis que d’éventuels litiges pourraient valablement être traités par ces tribunaux… La compagnie d’assurance en question n’a pas non plus demandé la récusation d’un juge. Elle n’a pas davantage fait valoir en Suisse qu’il lui aurait été impossible pratiquement ou qu’il n’y avait aucune chance de succès de faire valoir en Russie ces soupçons de corruption.

En conséquence, le recours est rejeté et les décisions russes sont exécutoires en Suisse. La recourante doit payer les frais du Tribunal fédéral à hauteur de Fr. 55’000 et doit verser les dépens à hauteur de Fr. 65’000.

ATF 4A_203/2014 du 9 avril 2015

Notre commentaire :

Il est de notoriété publique que certains systèmes judiciaires, même dans des pays européens, peuvent être corrompus. Une entreprise qui souhaite obtenir des contrats dans ces pays doit-elle accepter leurs juridictions — ce qui est souvent posé comme condition du gouvernement pour traiter — en conservant une sorte de «  restriction mentale « dans le sens que si elle perd le procès dans ce pays, le jugement ne sera jamais exécutoire en Suisse vu les soupçons de corruption ? Ou doit-elle refuser d’emblée de se soumettre à la justice du pays en question, au risque de perdre le contrat en cause ? Cet arrêt montre en tout cas qu’il faut, avant d’accepter une juridiction étrangère, se renseigner de manière approfondie sur le système judiciaire du pays en question, et ne pas hésiter, le cas échéant, à invoquer dans le pays même des vices de procédure ou des soupçons de corruption, quitte à ce que de tels arguments soient rejetés devant toutes les instances. À l’extrême, il sera alors possible de plaider en Suisse que la corruption du système judiciaire en question a justement eu pour effet de faire presque automatiquement rejeter les griefs de corruption soulevés. C’est pourquoi — face à de telles difficultés — des contrats passés entre une société suisse et des Etats étrangers — ou des entités économiques proches du gouvernement étranger–devraient dans toute la mesure du possible être soumis à une juridiction neutre, par exemple par une clause d’arbitrage auprès d’une Chambre de commerce internationale.

 

 

Difficulté de preuve d’un viol : il ne faut pas être trop exigeant !

Madame A, employée de restaurant, est au bénéfice d’une assurance accidents obligatoire de son employeur. Alors qu’elle est en vacances en Turquie le 28 juillet 2011, elle dit avoir été victime d’un viol commis par deux hommes inconnus. Elle revient en Suisse immédiatement après et annonce le cas en date du 3 août 2011, cela après un contrôle gynécologique à l’hôpital universitaire suisse, dès son retour de Turquie, soit le 1er août 2011. Il n’y avait toutefois pas eu de consultation médicale (gynécologique) en Turquie. La police de ce pays n’avait pas non plus été avisée. Madame A. souffre d’une dépression profonde.

L’assureur accident refuse le cas : il n’existerait aucune preuve de ce viol.

Sur recours de Mme A. au Tribunal cantonal de Zurich, le cas est reconnu comme accident. Mais l’assureur Generali dépose un recours au Tribunal fédéral.

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