Ouvrier écrasé sous une pile de marchandises qui s’écroule : dommages et intérêts ?

Dans une usine, une tour de 3 palettes de sacs pour l’alimentation du bétail, haute de 3 mètres et pesant 1800 kg, s’écroule tout à coup et écrase un ouvrier qui travaillait à proximité. La cause de cet écroulement demeure inconnue pour les experts mandatés ; en tout cas, il n’y a eu aucun tremblement de terre, ni du vent (on est à l’intérieur), ni une action, à ce moment-là, d’un autre ouvrier, qui aurait p.ex. ébranlé l’empilement.

La victime fait valoir sans succès, jusqu’au Tribunal fédéral (TF), qu’il reste une seule explication possible : si la pile est tombée, c’est qu’elle était instable, donc forcément mal montée. Surtout que certains témoins ont affirmé qu’il fallait toujours faire particulièrement attention, en empilant ces palettes, que la pile ne puisse pas s’écrouler.

En effet, l’Ordonnance sur la prévention des accidents (OPA) prescrit que les marchandises doivent être stockées de manière à ne pas s’écrouler. Pour la victime, l’écroulement suffit à faire la preuve que cette règle a été violée : la pile était forcément instable. En outre, comme il y a un rapport contractuel (contrat de travail entre l’ouvrier et l’employeur), la fardeau de la preuve d’une faute est inversé en droit suisse : c’est donc à l’employeur de prouver une absence de faute de sa part, preuve qui est impossible, de sorte que la responsabilité reste engagée en vertu de cette OPA, qui est elle-même la concrétisation de l’art. 328 CO obligeant l’employeur à garantir la santé des travailleurs.

Le TF rejette l’action, dans un arrêt particulièrement bref, qualifiant même la réclamation du demandeur (la victime) de … dénuée de chances de succès. Son motif est que l’ouvrier n’a pas réussi à prouver – alors que selon le TF c’était à lui de le faire – une défaut lors de l’empilement, et pas davantage une faute commise par quelqu’un de l’usine.

ATF 4A_587/2019 du 17 avril 2020

Notre commentaire :

Cet arrêt est selon nous insoutenable et même, d’une manière générale, dangereux pour la sécurité au travail, tant sont nombreux les stockages dans les usines et entrepôts.

Certes, comme juge le TF, le droit suisse ne prévoit pas, dans ce cas, une responsabilité dite objective (c’est à dire sans exigence qu’un acte illicite ait été commis ni qu’une faute soit prouvée), comme c’est le cas dans de nombreux domaines tels que p.ex. la circulation ferroviaire ou routière (un train qui déraillerait en raison d’une paille dans l’acier du rail, une voiture qui tuerait un piéton parce qu’un pneu a éclaté entraînant une déviation du véhicule).

S’il y a responsabilité objective, le lésé obtient une indemnisation simplement du fait qu’un risque objectif, prévu comme tel par le législateur, s’est réalisé.

Dans tous les autres cas, le lésé doit prouver à la fois qu’une norme objective de droit a été violée (ce que l’on appelle une «illicéité ») et qu’une faute a été commise.

Or, pour l’illicéité, c’est précisément le cas ici : la norme violée est justement celle prescrivant que des marchandises doivent être stockées de manière à ne pas tomber. De toute façon, il est impossible de prouver après coup un défaut d’empilement : une fois la pile tombée, il n’est plus possible de déterminer en quoi, exactement, cet empilement était défectueux. Autrement dit, la chute elle-même suffit bel et bien à faire la preuve de l’instabilité, donc de la violation de l’art. 41 OPA lors du montage de la pile.

Enfin, s’agissant de la faute, le TF semble avoir oublié, tout simplement, l’existence, ici, de relations contractuelles entre les parties, ayant pour conséquence de reporter le fardeau de cette preuve sur l’employeur. La solution du TF aurait été correcte si c’était un passant qui avait été victime, et non un employé, car, du fait qu’il n’y aurait dans cette hypothèse aucun rapport contractuel entre les parties, la faute n’aurait alors pas été présumée mais aurait dû être strictement prouvée par la victime.