Discrimination des femmes invalides et qui accouchent : Strasbourg critique le TF

Madame Di Trizio (ci-après Mme D.) est atteinte dans sa santé (problèmes de dos) et ne peut travailler qu’à mi-temps. Auparavant, elle travaillait à plein temps. Elle reçoit donc une rente de l’AI à 50 %.

Plus tard, elle accouche de jumeaux et indique, sur une formule ad hoc, que si elle n’avait pas à s’occuper de ses bébés, elle continuerait son travail à 50 %. Toutefois, elle ne pourrait plus s’occuper de son ménage autant qu’auparavant, vu l’interaction entre les effets de l’atteinte à la santé au plan professionnel et au plan des  tâches ménagères.

L’office AI calcule alors son taux d’invalidité selon la méthode mixte qui aboutit à une invalidité globale de 27 % seulement, ce qui entraîne la suppression de toute rente. Elle recourt au tribunal cantonal de Saint-Gall qui lui donne raison, en critiquant cette méthode comme discriminatoire envers les femmes. L’office AI saisit alors le Tribunal fédéral (TF), qui admet son recours et confirme que la rente doit être supprimée, tout en corrigeant légèrement le handicap ménager, mais sans que cela permette d’atteindre pour autant le seuil ouvrant un droit à une rente (seuil fixé à 40 % d’invalidité globale). Madame D. saisit alors la Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg.

 

La Cour constate tout d’abord que le TF lui-même est conscient des critiques formulées de longue date contre sa pratique de la méthode mixte (arrêt de principe du 8 juillet 2011, ATF 137 V 334). Le TF reconnaît que cette méthode mixte aboutit à un taux d’invalidité souvent inférieur à celui obtenu par une autre méthode ; il admet que ce sont les femmes qui en pâtissent principalement. Toutefois, ce travail à temps partiel résulte d’un choix, de sorte que ce n’est pas incompatible avec les articles 8 et 14 CEDH. Le cas échéant, ce serait au Parlement de corriger la situation.

Les statistiques suisses montrent que pour les rentes calculées en décembre 2013 selon la méthode mixte, 16’000 cas concernaient des femmes (98 %) et 2 % seulement concernaient des hommes.

Le Conseil fédéral rappelle les trois critiques principales de la méthode mixte, à savoir :

1. de tenir compte à deux reprises du fait que l’activité est exercée à temps partiel : une fois lors de la détermination du revenu sans invalidité et une nouvelle fois dans le cadre de la pondération proportionnelle des deux domaines

2. de ne pas tenir suffisamment compte des interactions entre les entraves à l’exercice d’une activité lucrative et celles qui affectent l’accomplissement des travaux habituels

3. de concerner avant tout les femmes est de constituer, de ce fait, discrimination indirecte.

La Cour rappelle qu’une autre affaire du même genre est actuellement pendante à Strasbourg, invoquant notamment une violation du droit à la vie familiale.

 

Madame D fait valoir tout d’abord une discrimination par rapport aux personnes exerçant aucune activité lucrative. Si elle n’exerçait aucune activité lucrative, elle serait considérée comme invalide à 44 %, et toucherait ainsi un quart de rente.. Elle dit aussi être discriminée par rapport à une personne n’ayant pas à s’occuper d’un foyer ou d’enfant est capable ainsi de travailler à plein temps : dans ce cas elle toucherait une rente basée sur une invalidité de 55 % (demi-rente).

 

La Cour admet l’argument tiré de la violation de la « vie familiale », qui ne porte pas que sur des aspects sociaux moraux ou culturels, mais aussi sur des intérêts matériels. De plus, l’application de la méthode mixte, dans une majorité écrasante, femmes constituent une discrimination indirecte fondée sur le sexe, prohibée par l’article 14 CEDH. Une telle discrimination respecte-t-elle le principe de proportionnalité ? Réponse de la Cour : « La Cour note que la requérante travaillait initialement à plein temps, en tant que vendeuse, mais avait dû abandonner cette activité à cause de problème de dos en 2002. Elle s’était vue octroyer une rente d’invalidité de 50 % pour la période entre le 20 juin 2002 et fin mai 1004. Cette rente a été annulée à la suite de la naissance de ses jumeaux, par application de la méthode mixte à partir de la présupposition que — selon ses propres déclarations à l’office — dans l’hypothèse où elle n’aurait pas été frappée d’invalidité, la requérante n’aurait travaillé que de manière réduite après la naissance de ses enfants ». Par conséquent : « Il est vraisemblable que la requérante, si elle avait travaillé à 100 % ou si elle s’était consacrée entièrement aux tâches ménagères, aurait obtenu une rente d’invalidité partielle. Par ailleurs, ayant autrefois travaillé à plein temps, elle s’était initialement vu octroyer une telle rente, dont elle a bénéficié jusqu’à la naissance de ses enfants. Il en découle clairement que le refus de lui reconnaître le droit à une rente a pour fondement l’indication par la requérante de sa volonté de réduire son activité rémunérée pour s’occuper de son ménage et de ses enfants. De fait, pour la grande majorité des femmes souhaitant travailler à temps partiel à la suite de la naissance des enfants, la méthode mixte s’avère discriminatoire ».

Ainsi, la requête déposée à Strasbourg est jugée bien fondée, par quatre voix contre trois (dont celle de Madame Keller, juge suisse). Madame D. se voit octroyer une indemnité de tort moral de € 5000 et une participation à ses frais d’avocat de € 24’000. La Cour peut s’abstenir de donner elle-même la solution, car Madame D. a la possibilité de demander une révision de l’arrêt du TF.

 

Arrêt du 2 février 2016 de la Deuxième section CEDH, requête numéro 7186/09.

 

 

Notre commentaire :

Enfin ! Il y a des années que la pratique du Tribunal fédéral en matière de méthode mixte d’évaluation de l’invalidité est critiquée comme discriminatoire, spécialement à l’encontre des mères atteintes dans leur santé. Sauf recours de la Suisse auprès de la Grande Chambre — qui n’est nullement à exclure au vu du résultat serré des votes des juges dans cet arrêt — tous les cas qui n’ont pas encore fait l’objet d’un arrêt définitif exécutoire au niveau suisse bénéficieront de cette jurisprudence.

 

 

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