Une réclamation non chiffrée (avec montant minimum) interrompt la prescription

« Un maître d’ouvrage engage une procédure civile,  soumise à l’ancien Code de procédure neuchâtelois (applicable aux procès ouverts avant le 1.1.11, dès cette date c’est le Code suisse qui s’applique). Les conclusions sont de 200’000.-, mais le demandeur déclare se réserver de les augmenter ultérieurement, une fois qu’il aura en mains tous les éléments du dommage, à prouver par une expertise, d’ailleurs accordée par le juge. En Réplique, il prend des conclusions de plus de Fr. 4’000’000.- .

Toutes les instances neuchâteloises jugent que ce qui dépasse 200’000.- est prescrit.  En effet, la prescription n’est interrompue, en cas d’action en justice (art. 135 CO), que pour le montant indiqué. Si le créancier veut interrompre la prescription pour un montant plus élevé, il doit faire notifier un commandement de payer, ou alors chiffrer sa prétention en justice « un peu à l’aveuglette », mais en prenant une bonne marge de sécurité.

Le maître de l’ouvrage recourt au TF.

Celui-ci qualifie les conclusions initiales « minimales » de 200’000.- de « non chiffrées » (contrairement aux juges neuchâtelois),  ce qui était autorisé sous l’ancien Code NE,  tout comme actuellement sous le Code suisse de procédure civile (art 85). Dès l’instant où le demandeur déclare ne pas pouvoir déjà chiffrer son dommage, tout en disant clairement que celui-ci dépasse largement les conclusions minimales prises, il montre vouloir une action plus ample, ce qui suffit à satisafire aux exigences de l’art. 135 CO. Passages déterminants du TF :

La prescription est interrompue notamment lorsque le créancier fait valoir ses droits par une action devant un tribunal (art. 135 ch. 2 CO). Jurisprudence et doctrine s’accordent à dire que la prescription n’est interrompue que jusqu’à concurrence de la somme indiquée. S’il entend sauvegarder ses droits, le créancier qui ne connaît pas encore le montant exact de sa créance doit donc soit interrompre la prescription pour le montant le plus élevé pouvant entrer en ligne de compte, soit accomplir un acte interruptif ne nécessitant pas l’indication d’un montant déterminé, tel que l’action en paiement non chiffrée ou l’action en constatation du fondement juridique de la prétention litigieuse (ATF 133 III 675 consid. 2.3.2).

A l’époque où la procédure était du ressort des cantons, la jurisprudence avait posé les principes suivants: les cantons sont libres d’exiger des conclusions chiffrées dans les actions en paiement, mais ce principe ne vaut pas sans limite. Le droit fédéral exclut notamment d’exiger du demandeur qu’il chiffre ses conclusions dans des cas où il n’est pas en mesure de fixer précisément ses prétentions; cette hypothèse est réalisée non seulement lorsque le montant exact du dommage ne peut pas être établi et doit être équitablement déterminé par le juge (art. 42 al. 2 CO), mais aussi lorsque les éléments permettant de chiffrer les prétentions du demandeur doivent encore être établis dans le cadre de la procédure probatoire (ATF 116 II 215 consid. 4a). (…
Tant le texte de la conclusion n° 2 que les explications dans le mémoire sont sans ambiguïté: la recourante demandait un montant équivalent ou supérieur à 200’000 fr., sans limite supérieure. Une telle conclusion indéterminée ne peut pas être qualifiée de conclusion chiffrée (cf. art. 85 al. 1 2 e phrase CPC); qu’elle contienne une limite inférieure n’y change rien.
Vrai est-il que les motifs de la recourante pour retenir ce montant minimal de 200’000 fr. demeurent obscurs et que la recourante aurait peut-être pu arriver à un chiffre plus réaliste, à tout le moins pour le dommage déjà subi en raison des dalles défectueuses. Mais peu importe, dès lors qu’une action non chiffrée était licite. Est décisif le fait que la demande en justice du 19 octobre 2004 ne laissait planer aucun doute sur les prétentions non chiffrées que la recourante faisait valoir à l’encontre de l’intimée. Il faut donc admettre que la prescription a été interrompue pour l’entier de la prétention. »
 
ATF 4A_543/2013 ,  du 13 février 2014
 
Notre commentaire :
La solution nous paraît satisfaisante, spécialement en matière d’accidents de personnes, où il n’est pas toujours possible de connaître exactement le dommage au début du procès. Toutefois, le TF ne dit pas clairement pourquoi ce jugement s’écarte de la doctrine et de la jurisprudence traditionnelles contraires, qui limitaient l’effet interruptif au montant des conclusions prises. La motivation de ce nouvel arrêt est relativement brève, voire sommaire. Comme de surcroît cet arrêt n’est pas indiqué comme étant « destiné à publication », on peut se demander s’il fera vraiment jurisprudence quant aux art. 135 CO et 85 CPC.
 

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